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Chimères
marcher contre le marché
Bien que la marche ait été subtilisée récemment par la novlangue néolibérale de la République en Marche !, ceux qui marchent sont ceux contre qui l'État lutte, notamment dans la vallée de la Roya. Outil du citoyen ou du révolutionnaire, la marche appelle historiquement à ralentir, à s'opposer à une certaine marche du monde, à produire un sens commun à partir des revendications collectives. Les marches d'aujourd'hui peuvent être marches d'union, marches de liberté, marches des fiertés, marches silencieuses, marches blanches. Mais ces « marches » sont-elles autant de formes dépolitisées des manifestations d'autrefois ? Est-ce la même énergie qui met les foules séculières en mouvement que celle qui attirait les pèlerins ? La marche n'a-t-elle pas été saisie par le discours médiatique comme la plus normale des activités, à laquelle il suffit juste de trouver une motivation, la véritable étant la santé ?
La marche est une physiologie comme lieu d'invention libre, qui donne à penser. Une école de disponibilité, d'attention, ni droite, ni aux ordres. Le marcheur est celui qui affirme la possibilité minoritaire d'autres regards, d'autres démarches, aiguisant le bout de ses souliers comme des crayons. Celles et ceux qui marchent à travers champs, collines, pays, continents sont comme Oedipe chassé de Thèbes, marchant vers Colonne : des corps souffrants, produisant une politique et une dramaturgie à même le sol. Évaluons la puissance et les limites de ces marches. Réinventons nos façons de marcher. Apprenons du marcheur, du promeneur, du flâneur. Marchons avec celui qui déambule, vadrouille, erre ou vagabonde.