«D'un geste précis du bras droit, le torero de quatre-vingts ans
resserre ensuite son tempo. Il ramène l'étoffe contre lui et l'arrête
net. Le taureau fait un brusque demi-tour. Il s'immobilise à deux
mètres. L'aveugle toise l'animal qu'il ne voit pas, les yeux dans les
yeux. Puis il se tourne vers moi, sa foule conquise d'avance.
La veste en chiffon traîne à terre au bout de son bras droit. Il oublie
le fauve dans son dos et s'éloigne à pas lents.
Il est magnifique, mon grand-père. À l'instant, je vous assure que
c'est vrai, un taureau vient de s'engouffrer dans les plis de cette
cape rose et jaune qui n'existe pas. L'aveugle a vu, absolument vu
l'animal. Il l'a aspiré dans les spirales de son veston devenu percale
écarlate et il a détourné sa charge. Même moi, je me suis écarté au
passage de la bête invisible.
J'apprends à rêver le monde»
Michel Rostain signe un grand roman sur la transmission, l'amour
et la musique, saturé de la chaleur et des couleurs du Sud.