La pensée d'Ernest Renan n'est pas seulement cette religion de la
science à laquelle on est souvent tenté de la réduire. Il s'agit plutôt de
l'idée d'un monde divin dont la science, y compris la science de la religion,
est assurément le plus beau fleuron. Or la science y est toujours
associée à l'art et à la morale. Renan n'est ni un positiviste pour qui la
vérité ne serait donnée que par la science, la religion n'en étant qu'un
complément subjectivement nécessaire (Auguste Comte) ni un agnostique
doublé d'un pragmatique, admettant la nécessité d'une «science
idéale», tout en professant une confiance absolue dans les progrès techniques
des siècles (Marcelin Berthelot). C'est le «romantisme» de sa religion
de la science qui sépare Renan de ces savants positivistes et pragmatiques.
La science et la religion se réfléchissent mutuellement, s'éclairent
et se critiquent d'abord l'une l'autre pour tendre à une figure idéale de
synthèse, difficile à fixer pour qui exigerait une définition. La coexistence
tensionnelle des contraires est en effet la valeur suprême de l'esprit aux
yeux de Renan. Pour lui, les contraires, au lieu d'affirmer violemment leur
incompatibilité d'humeur ou d'idées, doivent se réfléchir et s'enrichir l'un
l'autre. Il en allait déjà ainsi des dualités singulières de sa vie personnelle
qu'une analyse existentielle tâcherait de restituer. Il en ira encore de
même, à titre d'exemples parmi d'autres, de celles qu'il exposera dans l'essence
d'une nation et, finalement, jusque dans la composition dynamique
du monde, c'est à dire de Dieu in fieri. Il s'agira toujours d'une affirmation
de contraires bipolaires, tantôt renforcés, tantôt affaiblis dans leur
réflexion mutuelle. C'est que l'unité visée de la science et de la religion est
autant un idéal du sentiment et de l'imagination que de la raison. Le présent
ouvrage se consacre à l'examen de la possibilité de ces «synthèses»,
terme corrélatif chez Renan de celui d'«idéal», tous deux constituant son
«idéalisme». De la réalisation effective de l'unité visée dépend la valeur de
cet idéalisme, avec le risque, auquel il n'échappe peut-être finalement pas,
de verser dans une forme de scepticisme qu'il nous conviendra de définir.