Je dis sans réfléchir que je peux prendre le gosse chez moi et les flics y prennent ma carte d'identité. Le vieux y dit : « On vous rappellera », comme après un entretien d'embauche ; on sait pas si c'est vrai qu'y rappelleront, ni quand, ni pour dire quoi qu'y rappelleront mais y disent « On vous rappellera ». Y peuvent pas me donner le gosse ainsi, y doivent remplir des papiers et aller avec au médecin. Y partent avec la petite à l'hôpital et moi, je rentre tout seul comme un con. J'ai plus faim, j'en veux plus de ce stoemp, je rentre chez moi. Je vis seul depuis toujours, mais ce jour-là, je me sens seul pour la première fois. Tellement que je m'en souviens. C'est peut-être là que tout a commencé : faudrait le savoir que quand on se sent seul à mon âge, y a du danger dans l'air.

Le soir j'allume la TV pour voir le JT. Un gosse trouvé comme ça sur la place du Jeu de balle, c'est pas tous les jours. Y a déjà eu des films sur les « enfants sauvages » comme y disent. C'est quelque chose qui marque. Ça marche bien ça au JT. Je regarde le journal de RTL et celui de la RTBF pour voir ce qu'y vont dire. Y a encore personne qui en parle.

On a trouvé une enfant sauvage sur la place du Jeu de balle. Ses cris s'entendaient de loin ; on la voyait se mordre et saliver comme une bête. Au milieu de la foule et de l'indifférence, un homme s'intéresse à elle, tente de l'arracher à l'oubli.

Ce qu'il nous raconte, c'est la réalité qu'il découvre derrière les mots, les siens et ceux qu'on lui impose sans toujours qu'il en comprenne le sens exact : accueil d'urgence, juge, famille, père, enfant, administration, adoption, home....

Dans ce monologue poignant, Céline Delbecq partage avec le lecteur et le spectateur une réalité qu'elle connaît bien et ouvre un précieux espace de parole. L'humanité vivifiante de l'homme qui raconte, anti-héros par excellence, replace la fonction théâtrale au coeur de la société et de ses dysfonctionnements.

Spécifications