Le faylsûf n'a donc pas développé des idées personnelles ou arbitraires,
ou qui lui auraient «plu» et qui seraient dépourvues de toute nécessité
quelle qu'elle soit. Bien au contraire, sa philosophie procède d'une situation
historique, la sienne, celle de sa «nation» et de la «Terre habitée»
et qui est dictée par une urgence impérieuse, celle d'avertir (tanbîh) les
hommes qu'ils sont sur le mauvais chemin et qu'il est temps d'y renoncer
pour emprunter celui de l'humanité parfaite, celle qui aura à connaître «le
bonheur en vérité».
Il devait être convaincu que cette philosophie n'était pas la sienne, mais
celle qui lui était conférée par l'Intellect agent, dont la fonction est «de
prendre soin de l'animal raisonnable» afin de lui faire atteindre sa «dernière
perfection» (iktimâlahu al-akhîr). Il devait se sentir en communication
avec cet «Intellect séparé», étant devenu lui-même un «intellect en
acte» et qu'il en recevait cette «chose qui est comme la lumière du soleil»
qu'il devait transmettre aux «animaux raisonnables», afin d'éclairer leur
chemin et les aider à sortir de leur animalité pour accéder à la condition
d'«homme qui est [vraiment] homme».
C'est ce qui fait que cette philosophie est exprimée dans un discours mal
élaboré, mal ajusté, parfois contradictoire du moins en apparence, souvent
répétitif et dont certaines séquences se reproduisent à l'identique ; tel un
discours révélé, elle se ressent manifestement de l'absence du labeur et de
la peine propres à toute oeuvre humaine. Tout se passe comme si al-Fârâbî
écrivait sous la dictée de l'Intellect agent, dans un état de semi-conscience...