On ne devrait jamais cesser de s'émerveiller, ou de s'inquiéter,
de ce que notre époque trouve parfaitement légitime que
quelqu'un soit artiste sans être peintre, ou écrivain, ou musicien,
ou sculpteur, ou cinéaste... La modernité aurait-elle inventé l'art
en général ?
Ne serait-ce pas plutôt que tout au long de la modernité la
formule «Ceci est de l'art», appliquée à une chose quelconque,
aura été de préférence à toute autre, par exemple «Ceci est
beau», la phrase par laquelle se sera exprimé le jugement
esthétique en général ?
Voici donc une pissotière. Elle a été choisie toute faite un
certain jour de 1917 par un dénommé Marcel Duchamp. Elle fit
son succès d'artiste, d'anti-artiste ou d'anartiste et inspira, pour
le meilleur et pour le pire, la moitié des artistes après lui. On
a dit à son propos : «Ceci est de l'art.» Ce livre le redit. L'ayant
redit, il trouve à sa portée quelques éléments de réponse aux
questions de la modernité.
A la question théorique «Qu'est-ce que l'art ?», la première
partie répond de biais et en retard : L'art était un nom propre.
A la question critique «Quelle esthétique pour la modernité ?»,
la seconde partie répond de face et au présent : Kant (d')après
Duchamp. A la question éthique «Que faire, et que ce soit de
l'art ?», la troisième partie ne répond pas, mais reprend sur le
fil de l'histoire l'impératif moderne : «Fais n'importe quoi.» La
carte dont ce livre esquisse le contour pointillé est celle d'une
époque qui demande à être périodisée - tâche paradoxale,
ironique sans doute et rien moins qu'académique - pour éviter
qu'elle ne touche à sa fin prématurée.
Thierry de Duve