Nous habitions, avec mon père, dans l'une de ces îles
qui font la sentinelle à l'ouest de la Sicile et du
continent, une maison de pierre construite des mains
patientes d'un aïeul garibaldien à quelques pas de la
Méditerranée, en bout du village.
Par un phénomène que je ne m'expliquais pas à l'époque,
la pauvreté nous était moins pesante que pour les autres
familles de pêcheurs. Mon père possédait son propre
bateau dont il avait renouvelé le diesel Fiat, modèle 1933,
sans trop d'efforts et il employait même pour compagnon
Giuseppe Cucagna, un mort de faim dégingandé, illettré
mais dévoué, qui l'aidait à tirer le filet : ceci, moyennant sa
subsistance et le vin noir d'une vigne que mon père possédait
à flanc de volcan et qu'il lui mesurait d'autant
moins qu'à défaut de boire, Giuseppe n'était bon à rien.
Nous menions une vie paisible qu'aucune ombre ne
menaçait et je ne pouvais qu'espérer dans les événements
à venir tant ils me paraissaient inscrits dans un programme
à l'avance organisé par un destin bienveillant.
Aimé de mon père, aimé d'Agrippina Foscari dont je
parlerai plus loin, aimé des gens de mon île et même aimé
du Duce comme quarante millions d'Italiens, je voyais
s'annoncer l'été le plus magnifique, le plus prometteur
de ma jeune vie, en ce temps où j'abordais les rives de
l'âge d'homme.
Rien. Je ne savais rien.