Avant de mettre fin à ses jours Mohamed
m'a laissé une lettre accompagnée d'une
page soigneusement détachée d'un livre,
Bilan d'une vie, Lettre au Gréco de Nikos
Kazantzaki.
[...] «Rien, je crois, ne me manquait ; le
corps, l'âme, l'esprit, ces trois fauves étaient
dans une égale allégresse, pareillement
heureux et rassasiés. Tout le temps qu'a
duré ce voyage de noces avec mon âme, j'ai
senti, comme je ne l'ai jamais plus senti de
ma vie, que le corps, l'âme et l'esprit sont
faits de la même terre. C'est seulement
quand on vieillit, quand on tombe dans la
maladie ou dans le malheur, qu'ils se
séparent et entrent en lutte l'un contre
l'autre [...]» Mohamed est, comme à
son habitude, très lucide, il se sait
fragile, l'avoue et craint le bonheur
auquel il n'est pas habitué, faisant sienne
la voix de de l'écrivain grec : «Ma joie
était si grande que parfois, je m'en
souviens, la peur s'emparait de moi.»
Mohamed, l'homme de verre, un verre
aux diverses facettes, aux multiples
éclats, un verre à la fois dur et
extrêmement fragile et sensible, clair et
sans cesse traversé d'ombre, un verre
précieux, miroir de notre monde d'élan
et d'angoisse face à la mort, sa compagne
de toujours. D'un éclat de verre, de la
blessure ont jailli sang et écriture.
L'homme en chair et en os nous a
quittés, le poète demeure avec ses
immenses feuilles de papier noir, ses écrits
et ses images.
Marie Paule Richard