Philosophie(s) française(s) : le pluriel est destiné à mettre en question
l'unité intrinsèque de la philosophie française - simple idéal-type permettant
de repérer dans l'histoire certaines convergences thématiques ou méthodologiques
? - et son autonomie - tant elle apparaît redevable aux grandes figures
de la philosophie allemande (Husserl, Heidegger, le Cercle de Vienne, etc.).
Les auteurs de ce numéro, «spécialistes» de philosophie française, ont réfléchi
sur leur praxis exégétique et le statut de l'identité implicite du thème «philosophie
française», qui est censé se situer en son foyer.
Dans «Pour une histoire souterraine de la pensée française», Frédéric
Fruteau de Laclos en propose une anamnèse : remémoration des conjonctures
qui, en privilégiant certaines thèses et courants, ont occulté des options originales
jugées marginales. Cette anamnèse lui paraît nécessaire à la remise en
chantier de philosophèmes passés, et notamment à la réactivation, par-delà le
structuralisme et l'individualisme méthodologique, des thèses de la psychologie
historique fondée par Ignace Meyerson - dont il suit les traces chez le
jeune Foucault, François Châtelet et Olivier Revault d'Allonnes.
Dans «Descartes et les trois voies de la philosophie française», Camille
Riquier s'intéresse à la reprise au XXe siècle de thèmes de la philosophie cartésienne,
pour montrer que des tendances fondamentales de la philosophie
française ont leur origine dans le déploiement unilatéral de l'une des voies du
cartésianisme : celles du cogito, du système et des modernes. Malgré l'inspiration
essentielle qu'elle reçoit de la philosophie allemande, la philosophie
française ne se comprendrait donc que par son réinvestissement du texte cartésien,
qui en constituerait le foyer implicite.
Dans «Portées du nom "Bergson". Portrait de groupe avec philosophe»,
Giuseppe Bianco envisage la philosophie française contemporaine sous l'angle
d'une socio-histoire des pratiques philosophiques, qui en montre le conditionnement
par des changements de nature extra-philosophique. Dévoilant les
contextes stratégiques où le bergsonisme a servi à faire, défaire et refaire la
ligne de partage de la pensée française, il remet en question celle qui fut instaurée
par Foucault, puis réajustée par Badiou, entre un mysticisme vitaliste
qui remonterait à Bergson, et un mathématisme trouvant sa source chez Brunschvicg.
Dans «L'invention de l'homme moderne. Une lecture de Michel Foucault»,
Guillaume Le Blanc interroge la généalogie de la question de l'homme
chez ce dernier, montrant que loin de se laisser reconduire à la seule figure
kantienne, elle s'inscrit dans le registre éthique et politique de l'invention ; et
que la référence à la vie inventive forme le canevas théorique majeur d'un
foyer de la philosophie française où s'intègrent des auteurs aussi distincts que
Canguilhem, Foucault, Deleuze et Derrida, mais aussi Sartre, Merleau-Ponty
et de Certeau.
Enfin, dans «La vie dans la philosophie du XXe siècle en France», Frédéric
Worms, loin de postuler une continuité thématique ou méthodologique
centrée sur la vie, montre comment celle-ci fut pensée différemment selon les
moments qu'elle a traversés, impliquant des ruptures dans la manière dont la
question fut à chaque fois thématisée. À travers les problèmes qui se posaient
- ceux de l'esprit, de l'existence, du langage et du pouvoir -, ce serait la vie
elle-même qui, à chaque fois, dévoilerait l'une de ses dimensions. Aussi est-ce
le moment présent qui, de plus en plus, serait amené à penser la vie dans
sa tension irréductible et ultime.
D. P.