
Dire «je» à la place de l'autre. Mon père est aveugle à la fin
de sa vie. Pour l'occuper, mais aussi pour apprendre quelque
chose de lui, je lui offre un magnétophone, des cassettes
et lui demande de se raconter. En échange, je lui promets
d'écrire un livre. Il se prête au jeu et, quinze ans plus tard, je
tiens ma promesse.
J'écoute sa voix à l'accent rocailleux de Carcassonne qu'il
n'a jamais perdu. Je découvre la vie extraordinaire d'un petit
paysan de l'Aude qui apprend le français à l'école et quitte
son pays à 16 ans pour aller vivre «au pays des oranges».
Avec son intelligence, son humour, son humanité, sa
«débrouillardise», il traverse, nouveau Candide, tous les
grands bouleversements de son temps : les deux guerres,
l'aventure coloniale, les désillusions et les déchirements du
XXe siècle, toujours confiant dans sa bonne étoile qui vacille
parfois mais ne le quitte jamais.
J'essaie de rassembler les pièces disparates du puzzle.
Il s'adresse à moi sur le ton de la conversation : phrases
inachevées, confidences et souvenirs qui se livrent par
bribes. Petit à petit, le passé se reconstitue, le canevas est
plein de trous. Il faut renouer les fils, sans perdre le sens,
retrouver les lieux, les événements, les hommes et les
femmes qui ont croisé sa route et recomposer peu à peu
l'étonnant et exemplaire itinéraire de cet enfant du siècle.
Et je dis «je» à la place du père.
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