«Progressivement, je le répète, comme un rouleau
compresseur qui avance, ne connaît aucun obstacle
et fait lentement son travail d'heure en heure, la morphine
a tout détruit, tout sapé, tout anéanti, et j'ai
tout perdu, mon amie, son argent, nos maisons, ma
confiance, ma santé, mes années, mon talent, mon
courage, ma fraîcheur, l'amour, même l'amitié, la
poésie qui s'est retirée de moi comme la mer abandonne
un rocher trop ingrat et qui, désormais, déchiqueté,
rude, délaissé, presque effrayant dans son isolement
dès lors éternel, s'élèvera seul des flots, sans
oiseau et sans graine, sans terre surtout pour qu'y
germent les graines apportées des oiseaux, sans rien
à l'infini et dans l'Eternité que le ciel et la mer, tout
deux aussi distants et aussi éloignés de lui.
J'ai tout perdu, ma vie, mon instinct de vivre, ma
répugnance du mal, mon goût de me soigner. La morphine,
cette écharde invisible du début, est devenue
le poignard, la hallebarde qui, à travers mon corps,
a transpercé mon coeur et m'a tuée, m'a clouée au sol
le plus bas, à la terre boueuse où l'on m'enterrera...
enfin ! La morphine, et sa soeur la cocaïne, et l'héroïne
son aînée, sept fois plus dangereuse et toxique
qu'aucun des poisons, ont peu à peu tout remplacé et
maintenant me restent seules.
Comment voulez vous que, n'ayant plus rien, je
n'aie pas fait le pacte du diable, de l'âme vendue,
avec mes pires ennemies ? C'est pour les acheter que
je donne mes derniers billets, que j'emprunte, mendie
à n'importe qui. Je vendrai sans doute tout pour cette
unique et dominante dépense qui me détruit, comme
le vitriol dissout le squelette même de l'homme et ses
bagues, car même tous les métaux sont détruits par
lui et son acide inguérissable et brûlant.»
Jeudi 24 mai 1928