Certains ont proclamé la «fin de l'Histoire». Ne serait-ce pas plutôt
celle de la philosophie politique moderne qu'il conviendrait de guetter ?
Depuis cinq siècles, en effet, l'action politique a eu pour objet l'institution
et la consolidation de la souveraineté, tandis que la philosophie politique
structurait ses principes de gouvernement à partir de ce concept :
penser la politique c'était penser la souveraineté. Or la souveraineté, née
en Europe, forgée à travers les guerres qui donnèrent aux peuples le sentiment
de leur particularité, s'y achève sous nos yeux, en une Union des
peuples fondée désormais sur la paix, à la suite d'un génocide suicidaire.
Pour penser l'achèvement, la philosophie politique ne saurait plus se
contenter de répéter ses affirmations communes sur la volonté du peuple,
l'indivisibilité de la république, la dictature du prolétariat et les droits de
l'homme. Aucune n'a pu fonder l'existence libre de la multitude : elles ont
soit révélé dans l'histoire leur absolue contradiction en allant, parfois,
jusqu'au crime, soit permis d'ouvrir le chemin de la vie libre sans être
capables, cependant, de le tracer jusqu'au bout. Ces catégories ressortissent
à un monde et à sa fable que les temps présents abandonnent au
passé.
Le problème constitutif de la philosophie politique - les conditions
de la vie libre - n'a pas disparu pour autant, mais la solution nouvelle
est à inventer. Une double tâche s'impose désormais : montrer en quoi la
souveraineté est achevée et ce que cela signifie, jusque dans les chemins
divergents qu'empruntent l'Europe et les États-Unis ; formuler des propositions
sérieuses capables d'orienter le débat politique de notre temps :
quelle moralité nouvelle, autre que la souveraineté, inventer pour des
peuples européens qui, faute de pouvoir encore se faire la guerre, se sont
du coup, sans autre projet, abandonnés au marché ?