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Éric renonça à observer le promeneur qui descendait le trottoir dans la lumière oblique. Il s’allongea, ouvrit un livre, et lut un instant. Décourageant… Le génie le miniaturisait. Jamais il ne parviendrait à bâtir une œuvre ! Tout au plus pouvait-il espérer donner quelques titres isolés dans un temps élastique. La vague somptueuse, qu’il avait cru entrevoir, n’était qu’un larmoiement de source. Ces passages à vides, ces « zones de vertige », ainsi qu’il les nommait pudiquement, Eric ne les connaissait que trop. Et, chaque fois, sa volonté arqueboutée l’y précipitait davantage. Les lignes se brouillèrent, la page se distendit en trapèze, le plafond quitta l’horizontale, et il se réfugia dans un sommeil suicidaire. Poë, Baudelaire, Flaubert, Zola, Radiguet, Steinbeck, Gide, Camus… Il les reconnaissait tous : ils ricanaient en s’avançant vers lui, les poings tendus, immenses, démesurés… Zulman apparut près de lui, puis la dame grise. L’un et l’autre se mirent à pourfendre le flot tumultueux de têtes moqueuses, à coups de coupe-papier, qu’ils maniaient comme des sabres orientaux. De nouveaux visages poussaient sur les troncs décapités, qu’il identifiait tour à tour. Les géants naissaient et mouraient aussitôt, fantastique hydre de Lerne de la Littérature… Au dernier plan, volets fermés, un hôtel, avec une grosse verrue sur le crépi. La vieille dame tomba, puis Zulman, et la marée humaine déferla. Eric se mit à courir, cherchant une aire où reposer sa peur. Une aire où mourir, pour oublier que, soldat très anonyme, il était un mort vivant condamné à l’oubli avant d’être connu. (...) « La Chartreuse de Parme » l’avait abandonné : le livre gisait sur le plancher. Douze heures, il avait dormi douze heures ! Comme si la vie, déçue d’avoir donné sa chance à un incapable, s’était, pour un temps, retirée, de lui. — Hervé Anglard, extrait d’un roman à paraître